La Comtesse de Hong Kong
Ogden Mears est un ambassadeur américain qui découvre, cachée dans sa cabine de bateau, une comtesse russe. Elle veut aller aux États-Unis. Mears va tomber amoureux, mais sa femme l'attend à Hawaï…
Il y a eu Chariot, que nous avons tant aimé que nous n'avons jamais tout à fait voulu croire à sa mort. Rien alors ne séparait le créateur du personnage qu'il avait créé. Chariot était le seul auteur des films de Chariot. Puis il y a eu un cinéaste de génie, nommé Charles Chaplin, qui nous a donné Monsieur Verdoux et Limelight, ces deux chefs-d'œuvre. Et, plus tard encore, il y a eu un patriarche souriant, chargé d'honneurs, l'héritier aux cheveux blancs du vagabond aux cheveux noirs d'autrefois, qui, également sous le nom de Charles Chaplin, écrivit un gros livre de mémoires, un peu guindé, mais entre les pages duquel apparaissait par moments le fantôme léger du Chariot de notre enfance. C'est ce troisième Charles Chaplin, celui de l'Histoire de ma vie, qui a réalisé la Comtesse de Hong-Kong. Il s'agit, a-t-il déclaré au cours de sa conférence de presse, d' " une comédie mâtinée de romance, avec de la fantaisie, un brin de satire et une ambiance réaliste... Un des ouvrages les plus logiques que j'aie réalisés, sans message ni tarte à la crème... ". La définition est excellente. Les " tartes à la crème ", c'était bon pour Chariot, et les " messages " pour le petit juif du Dictateur. Il n'y a rien de tout cela dans la Comtesse de Hong-Kong. Il est vrai, en revanche, que la comédie est aimable, qu'elle est construite avec brio, que le dialogue est souvent amusant et que les démêlés entre Marlon Brando, diplomate américain multimillionnaire, et Sophia Loren ,dame de petite vertu et passagère clandestine, réfugiée dans la cabine du diplomate, constituent de charmantes variations sur un thème de vaudeville classique. Contrairement à ce qu'ont écrit nos confrères britanniques, la Comtesse de Hong-Kong n'est donc, en aucune manière, un " pur désastre ". Il est, d'autre part, impossible de croire que Chaplin est sincère quand il affirme que ce film est le " meilleur " de ceux qu'il a réalisés. (Dans certaines préfaces de ses dernières tragédies. Corneille faisait preuve du même orgueil touchant et maladroit.) La seule question qu'on puisse se poser est celle de savoir si la Comtesse de Hong-Kong n'est que l'anodine comédie boulevardière dont nous avons parlé ou bien si, derrière la banalité apparente des personnages et des situations, le vieux poète laisse une fois encore entendre sa voix. A cette question, j'avoue ne pouvoir répondre qu'à titre personnel. En effet, quand on aime le cinéma et que l'on a aimé Chaplin comme nous l'avons aimé, il est bien évident qu'on ne voit pas un film signé de lui avec les mêmes yeux que n'importe quel autre film. Nous arrivons devant l'écran avec tout un bagage de réminiscences qui crée en nous un état réceptif particulier. La finesse, la subtilité, l'élégance mélancolique que j'ai cru découvrir dans certaines scènes entre Marlon Brando (pourtant mal à l'aise) et Sophia Loren (elle, en revanche, admirablement dirigée), ces multiples échos du charme chaplinien, faut-il vraiment les mettre au crédit du film ou bien les ai-je imaginés sur la foi de mon admiration passée ? Je l'ignore, en vérité. Et tout ce que je sais et tout ce que je peux dire, c'est que même si la Comtesse de Hong-Kong est un film raté, je l'ai vu, moi, avec émotion, et qu'il est possible d'y retrouver, comme on la retrouvait dans les Mémoires de Charles Chaplin, l'ombre fugitive de celui que nous avons tant admiré et tant applaudi. A condition, bien sûr, de ne pas laisser son cœur au vestiaire. Ni ses souvenirs.
Le Monde, 1967