Titicut follies
Bridgewater (Massachusetts), 1967. Frederick Wiseman tourne Titicut Follies, son premier film, dans une prison d’État psychiatrique et atteste de la façon dont les détenus sont traités par les gardiens, les assistants sociaux et les médecins… Frederick Wiseman pose les bases de ce qui fait son cinéma depuis cinquante ans.
En lien avec Sur l’Adamant, de Nicolas Philibert
Frederick Wiseman tourne son premier film en 1966. Il n’est pas encore l’un des meilleurs documentaristes de l’histoire du cinéma. Il avait été professeur de droit à Boston et à Harvard : il demande et obtient l’autorisation de filmer dans la prison psychiatrique de Bridgewater, Massachusetts, visitée plusieurs fois avec ses étudiants. Titicut Follies, il le dit lui-même, est une comédie musicale. Son titre, qui combine le toponyme indien de la rue où s’élève l’hôpital pénitentiaire, et le double sens de ces «Follies» empruntées aux divertissements de Broadway, est aussi celui de la revue chantée et dansée du show annuel de Bridgewater, dont le personnel et les malades partagent l’affiche. Le film débute et se clôt sur ce spectacle, et enregistre entre-temps les nombreux fredonnements des couloirs de l’asile, sur la scène d’un documentaire où les choses se montrent d’elles-mêmes, se présentant au libre regard qui les capte. Révélant les conditions de vie humiliantes des fous enfermés dans une prison d’Etat, le film est aussitôt interdit. De sa pratique précédente, Wiseman garde la précision du juridique, dans le sens le plus créatif ou anarchiste de cette discipline : le droit vivant est une écriture codifiée du réel autant qu’une voie ouverte vers sa libération (les droits, au pluriel), définition qui est aussi celle du cinéma. Comment en même temps fixer l’architecture - matérielle, conceptuelle, humaine - d’une institution, et faire exister ceux qui la composent, la maintiennent ou la subissent, d’un regard qui les protège un par un ? Le plus sec des plus beaux films jamais réalisés est la formulation en acte de cette question, et de bien d’autres qui nous concernent - sans que la folie y soit jamais donnée en spectacle comme métaphore de quoi que ce soit.
Luc Chessel, Libération