Le Détroit de la faim
Après la guerre, un prêteur sur gages est assassiné à Hokkaido avec toute sa famille. Un des coupables échappe à la police et ne sera retrouvé que dix ans après l'événement lorsqu'il assassine une prostituée du nom de Yae qui l'aidait à se cacher.
Avant guerre, Uchida réalise de nombreux films sociaux portés par des convictions de gauche, des keiko eigas (ou films à thèse) influencés par le Marxisme. La Terre (Tsuchi, 1939), film qui raconte la vie d’un pauvre fermier opprimé par le capitalisme, reste son plus réputé (même s’il est réalisé après l’époque des keiko-eiga, et se rapproche plus d’un bungei-eiga, ou film littéraire). Uchida se bât contre les dirigeants de la Nikkatsu pour mener à bien ce projet qu’il conçoit comme un pamphlet politique, respectant la critique radicale de l’auteur du roman, Takashi Nagatsuka. Après la guerre, plus de six millions de rapatriés reviennent au Japon. Déjà atteint d’une famine endémique durant la guerre, le pays ne parvient pas à gérer, malgré l’aide américaine, ces nouveaux arrivants. La famine se poursuit durant plusieurs années et le marché noir, la pauvreté, vont régner durant une dizaine d’années. Uchida en revenant de son périple Mandchoue s’est illustré dans le jidai-geki. S’il continue par ce biais à réaliser des œuvres fortement politiques et sociales, il ne demeure pas moins profondément ancré en lui le désir de parler de cet après guerre qui a marqué le Japon. Il se réapproprie les écrits de Tsutomu Mizukami et réalise par le biais du film noir un chef d’œuvre à la portée tout autant humaine que sociale.
Uchida utilise le genre noir, le récit simple d’un malfrat pourchassé par la police, pour glisser des petites touches réalistes et brosser un portrait en creux du Japon d’après guerre. Une coupure d’électricité qui plonge un bar dans la nuit, les petits-enfants de l’inspecteur qui se chamaillent pour une patate, les remontrances de sa fille qui lui reproche de ne pas accepter de s’approvisionner au marché noir, Takichi qui offre un paquet de cigarette à une vieille dame qui le reçoit comme un trésor… des petites anecdotes qui valent mille longs discours. Uchida filme des villes sinistrées où les cicatrices des bombardements et des incendies sont encore prégnantes. Le cinéaste, a contrario de sa carrière d’avant-guerre, ne prend pas le sujet social de front, mais utilise les détours du cinéma de genre. Est-ce la crainte de voir ses amitiés communistes lui fermer les portes des studios ? Nous y voyons plutôt la certitude qu’a le cinéaste qu’un discours politique assené directement est souvent moins efficace qu’une évocation en filigrane portée par des codes biens connus du spectateur.
Le film s’ouvre sur une voix off documentaire, qui décrit dans le détail le typhon qui s’abat sur la région, et qui s’appuie sur des images d’archives. Uchida épouse cette ouverture par un style documentaire, avec ses bougés de caméra qui tentent de capter la panique qui s’empare de la population. Mais rapidement le réalisateur, qui refuse de réaliser un pur film social, parasite ce style réaliste par des expérimentations formelles. Il joue sur le son, nappant les silences de chœurs étranges et fantastiques. Il solarise certaines séquences, représentation des pensées de ses protagonistes (l’inspecteur qui imagine la manière dont s’est passé le passage du détroit par les brigands, puis qui modifie cette scène en fonction de ses découvertes. Ou encore Takichi pris de peur et de remords, accablé par des visions et des cauchemars…). Uchida joue d’une caméra portée très mobile (le film est tourné en 16mm, malgré le format scope) combinée à d’amples mouvements de grue. La profondeur de champ est largement exploitée et le réalisateur compose des plans très orchestrés qui tranchent avec la matière brute du 16mm.
Film noir, qui fait souvent penser au Chien enragé de Kurosawa, Le Détroit de la faim semble par moments remonter le courant de l’histoire et revenir aux origines du genre qui est l’expressionnisme. Il plonge ainsi cette description sociale dans une ambiance qui frise parfois le fantastique, à l’image cette scène inquiétante où Takichi observe une sorcière du Mont effroi en pleine transe. Ce mont incarne sa mauvaise conscience, la mort de ses deux complices, et la magie de la voyante semble exister car elle lui permet de donner corps à ses peurs. Uchida prend un point de vue extérieur avec l’enquête des policiers et dans une même mouvement plonge dans les affres de son héros en donnant corps à ses angoisses et ses peurs. Un double mouvement qui donne une dichotomie formelle qu’Uchida maîtrise avec une maestria prodigieuse. Mais le spectateur est encore loin d’être au bout de ses surprises.
Le film prend un tournant surprenant en quittant d’un coup le parcours de Takichi pour se centrer sur l’histoire de Sugito. De son arrivée à Tokyo à sa tentative avortée de sortir du cercle de la prostitution, le film quitte les sentiers de l’enquête policière pour décrire la survie d’une jeune fille dans un Japon qui se remet difficilement de ses plaies. Les gangs Yakuzas, le rationnement, les économies, l’argent durement gagné pour sa famille, l’impossibilité d’échapper à la prostitution… le film devient une chronique sociale, dure et âpre. C’est le moment où le il se fait le plus politique et creuse dans les fondements mêmes de la société japonaise. Mais toujours en filigrane, jamais brutalement exposé au premier plan. Ainsi il faut lire les pancartes, les slogans des manifestants pour saisir les bouleversements sociaux en jeux. De la même manière on comprend que la geisha Sugito Yae, à qui Takichi offre une partie de son butin, ne fait que reproduire un système archaïque en étant obligée de se prostituer pour payer les dettes de son père. Par ce simple destin, Uchida nous fait ressentir tout le poids des « traditions » sur la place de la femme dans la société japonaise
Uchida déjoue l’attente du spectateur qui s’attend à suivre le chemin de rédemption d’un criminel et son ascension sociale. Il préfère nous faire suivre le parcours d’une femme d’abord présentée comme folle, que nous apprendrons à comprendre. Et étonnement, le drame criminel du début ne devient plus qu’un lointain écho qui se rappelle à notre souvenir en même temps que Sugito découvre une photo de Takichi dans le journal. Le film prend une fois encore un nouveau tournant après une ellipse d’une dizaine d’années. On retrouve un inspecteur brisé, hanté par cette enquête inachevée. Sugito, que l’image obsédante de son bienfaiteur n’a jamais quittée, retrouve par hasard Takachi devenu un homme d’affaire respecté. Incroyable talent d’Uchida que de faire accepter au spectateur de glisser ainsi d’un récit à l’autre, de laisser tout un pan de son histoire inachevé durant plus d’une heure. Lorsque l’on retrouve Takichi, c’est par les yeux de Sugito que nous l’appréhendons. Son visage a changé, et nous ne comprenons plus cet homme qui devient une façade de silence. Le spectateur repart de zéro, doit de nouveau redécouvrir un personnage principal dont il a quitté le chemin depuis longtemps. La fin du film va s’évertuer à revenir sur son histoire, à découvrir qui se cache sous le masque. Un final tendu, où les acteurs donnent le meilleur d’eux-mêmes dans des joutes psychologiques magistrales. Un final qui nous ramène au point de départ de l’histoire, aux lieux mêmes où elle a pris sa source. Au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans le passé du personnage, le film fait un retour en arrière, prend à rebours le déroulement du temps. Un final presque mental où l’on se fraie en chemin entre différentes vérités, où l’on accompagne le mouvement introspectif de son héros tourmenté.
Uchida, avec cette longue fresque de trois heures (dont une vingtaine de minutes ont disparu), livre par sa seule mise en scène un discours social passionnant et signe d’un même mouvement des portraits magnifiques d’êtres prisonniers de leur actes et de leur passé. Glissant d’un genre à l’autre, Le Détroit de la faim est une œuvre magistrale souvent citée par les spécialistes japonais comme faisant partie des dix plus grands films tournés dans leur pays.
Olivier Bitoun, DVD Classik