Tabou
Loin du Tabou de Murnau (1931), celui-ci commence avec un explorateur blanc secondé par des esclaves noirs et guetté par une rivière aux crocodiles. Mais tout ça n’était que du cinéma : madame Pilar, spectatrice de cette sombre mise en scène, se précipite dès la fin du film auprès de madame Aurora pour tenter une fois de plus de la dissuader de se ruiner au casino et de soupçonner sa domestique noire de lui jeter des sorts vaudous. Redynamitant le cinéma muet, Miguel Gomes filme la gueule de bois avant l’ivresse.
"(...) C'est bien de grandeur passée et de puissance déchue que nous parle, à son tour, le Tabou de Miguel Gomes. Grandeur et puissance d'un empire perdu, d'un amour meurtri et d'un art éteint, celui du cinéma muet. Il s'agira donc ici de croyance et de mélancolie, d'image et de mémoire, confrontées à la représentation de l'Histoire et à l'art du récit. Il en ressort l'un des triptyques les plus insolites et envoûtants qu'on ait vus depuis longtemps.
Premier tableau : une vignette édifiante, genre mélo exotique du muet, rehaussée d'une voix off et d'une partition de piano. Un explorateur scientifique blanc dans un pays d'Afrique. Un chagrin d'amour inexorable. La voix, dans un pompeux lamento : "Il erre inconsolable sur le plateau inhospitalier." Puis le suicide, hors champ, dans la rivière aux crocodiles, et, depuis lors, la vision d'un saurien mélancolique qui témoigne chaque nuit de la perdition de l'amoureux.
Fin du film, deuxième tableau. On était au cinéma. Le noir et blanc n'en demeure pas moins. Madame Pilar sort de la salle puis, alertée par Santa, court aider Madame Aurora, qui vient encore de claquer sa pension au casino d'Estoril. Madame Pilar est une spécialiste des bonnes oeuvres et des bonnes causes.
Madame Aurora est une vieille cinglée misanthrope, qui soupçonne Santa, sa femme de ménage capverdienne, de la lui jouer façon vaudou. Tout au plus celle-ci, grillant une cibiche sur le sofa, dévore-t-elle les aventures de Robinson Crusoé. Ce singulier trio (l'oeuvre civilisatrice/la convoitise des richesses/le rabaissement de l'indigène) est ce qui survit aujourd'hui, en une image devenue terne et débile, de la splendeur passée. La mort de Madame Aurora nous en ouvre le secret, avec l'apparition soudaine du mystérieux Ventura, dont le récit conduira le troisième et final tableau.
Parmi la jungle en plastique d'un centre commercial, le vieil homme extrait d'une maison de retraite médicalisée révèle à ses amies la jeunesse d'Aurora. Cette remémoration prend à l'écran la forme d'un film mi-sonore (bruits de la nature, voix off, musique), mi-muet (les dialogues des personnages sont silencieux) qui se déroule dans une colonie portugaise non identifiée d'Afrique noire, à l'ombre d'un hypothétique mont Tabou, dans les années 1960. Aurora, jeune femme déliée, y est avec son mari propriétaire d'une ferme prospère. L'atmosphère, bercée par la vacuité d'une pop américaine édulcorée, est indolente, presque décadente, la domination des maîtres blancs s'exerce dans une paternelle douceur, les autochtones ornent le cadre en figurants.
Quant aux crocodiles, toujours présents, ils semblent n'en penser pas moins sous leur air pétrifié. Le drame survient en la personne de Ventura, jeune premier avantageux et romantique, dont Aurora tombe éperdument amoureuse, au point de vouloir abandonner son foyer. L'affaire finira mal, sur le plan sentimental non moins que politique.
Au sortir du film, la comparaison avec The Artist de Michel Hazavicius ne manque pas de venir à l'esprit. Les deux films sont en réalité radicalement antagonistes. The Artist est un hommage dévotieux au cinéma muet qui fait comme si nulle distance ne nous en séparait. Tabou est au contraire une active saudade de cet art révolu, qui n'a de cesse d'accuser le présent dans le passé et réciproquement. Lorsqu'il inverse l'ordre des chapitres du Tabou originel, ouvrant sur "Le paradis perdu" et poursuivant en flash-back avec "Le paradis", Miguel Gomes va encore dans ce sens. Il nous montre le paradis du point de vue de sa perte. Allons plus loin : il montre que le paradis ne se conçoit pas sans la perte.
C'est cette manière de montrer, sans en renier la puissance d'attraction, que ce que l'on croyait intègre était déjà perdu qui confère au film son émotion si particulière. Il faudra donc admettre qu'outre l'humour et la délicatesse qui le caractérisent, Tabou est un film d'une colossale ambition sur la construction et le déclin de l'imaginaire occidental."
-Jacques Mandelbaum, Le Monde