L'homme de l'Ouest
Link Jones a depuis longtemps cessé d’utiliser ses colts... Mais alors qu’il retourne dans son Ouest natal, son train est attaqué par une bande de hors-la-loi et il se retrouve contraint de participer à l’attaque d’une banque dans une ville-fantôme. Car en réalité, Link Jones a jadis été parmi ces bandits. Le temps est venu de régler ses comptes avec son passé, dans un affrontement ultime.
(…) Tout comme le metteur en scène de Naissance d'une nation donnait à chaque plan l'impression d'inventer le cinéma, chaque plan de L’Homme de l'Ouest donne l'impression qu'Anthony Mann réinvente le western comme disons, le crayon de Matisse le trait de Piere della Francesca. Et d’ailleurs, c’est mieux qu’une impression. Il le réinvente. Je dis bien réinventer, autrement dit : montrer en même temps que démontrer, innover en même temps que copier, critiquer en même temps que créer ; bref, L’Homme de l’Ouest est un cours en même temps qu’un discours, ou la beauté des paysages en même que l’explication de cette beauté, le mystère des armes à feu en même temps que le secret de ce mystère, l’art en même temps que la théorie de l’art… du western, c’est-à-dire du genre le plus cinématographique du cinéma, si j’ose m’exprimer ainsi ; de sorte qu’en fin de compte il se trouve tout bonnement que L’Homme de l’Ouest est une admirable leçon de cinéma, et de cinéma moderne. Car il n’y a peut-être que trois sortes de westerns, de même que Balzac écrivit un jour qu’il y avait trois sortes de romans : à images, à idées, et à images et à idées., ou Walter Scott, Stendhal, et enfin lui, Balzac. En ce qui regarde le western, le premier genre, c’est La Prisonnière du désert ; le deuxième, Rancho Notorious ; et enfin le troisième, L’Homme de l’Ouest. Je ne veux pas dire par là que le film de John Ford est une suite de belles images, au contraire ; ni que celui de Fritz Lang est totalement dépourvu de beauté plastique ou décorative ; non, je veux dire que chez Ford, c’est d’abord l’image qui renvoie à l’idée ; alors que chez Lang, c’est plutôt le contraire : et enfin, que chez Anthony Mann, on passe de l’idée à l’image pour, comme le voulait Eisenstein, revenir à l’idée. Prenons des exemples. Dans La Prisonnière du désert, quand John Wayne retrouve Natalie Wood et la soulève brusquement à bout de bras, nous passons du geste stylisé au sentiment, de John Wayne soudain pétrifié à Ulysse retrouvant Télémaque. Tandis qu’au contraire, dans Rancho Notorious, lorsque Mel Ferrer fait gagner Marlène Dietrich à la loterie, ce brusque sentiment de l’intrusion de la tragédie dans un beuglant du Far West, le pied de Mel Ferrer faisant basculer la planchette ne le renforce pas, il le crée, et nous passons avec lui de l’idée abstraite et stylisée au geste. Chez Ford, c’est une image qui donne une idée de plan ; chez Lang, c’est une idée de plan qui donne une belle image. Et chez Anthony Mann ? Si nous analysons, dans L’Homme de l’Ouest, la scène où l’un des pillards met son couteau sous la gorge de Gary Cooper pour forcer Julie London à se déshabiller, on verra qu’elle tire sa beauté du fait qu’elle est fondée sur une idée purement théorique, en même temps que sur un réalisme très poussé. A chaque contrechamp, nous passons avec une rapidité fantastique de l’image de Julie London qui se déshabille à l’idée que se fait le bandit de la voir bientôt nue. Et il suffira donc à Mann de montrer la fille en corsage pour nous donner l’impression que nous la voyons à poil. Avec Anthony Mann nous redécouvrons le western comme l’arithmétique en classe de mathématiques élémentaires. C’est-à-dire que L’Homme de l’Ouest est le plus intelligents de films en même temps que le plus simple. De quoi s’agit-il ? D’un homme qui se découvre dans telle ou telle situation dramatique et regarde autour de lui pour trouver le moyen de s’en sortir. La mise en scène consistera donc, mais ici, j’ai envie d’écrire consistait déjà, car Anthony Mann commence à faire passer dans la forme ce qui chez ses prédécesseurs consistait d’habitude dans le fond et vice-versa ; la mise en scène, donc, dis-je, consistait dans L’Homme de l’Ouest à découvrir en même temps qu’à préciser, alors que dans un western classique, la mise en scène consiste à découvrir puis à préciser. Il n’y a qu’à comparer à ce propos le célèbre panoramique de l’apparition des Indiens dans La Chevauchée fantastique et le plan fixe de La Charge des Tuniques bleues où les Peaux-Rouges surgissent tout simplement des hautes herbes en encerclant Victor Mature et ses compagnons de route. Le mouvement de l’appareil de Ford tirait sa force de sa beauté plastique et dynamique. Le plan de Mann était d’une beauté végétale, si l’on peut dire. Sa force venait justement de ne rien devoir à une esthétique déterminée. Prenons un autre exemple, emprunté à L’Homme de l’Ouest cette fois. Dans la ville morte, Gary Cooper sort de la petite banque et regarde si le bandit sur lequel il vient de tirer est bien mort, car il le voit de loin trébucher tout au bout de l’unique rue qui descend doucement en pente à ses pieds. Un cinéaste plus raffiné aurait enrichi la scène d’effets divers, mais aurais gardé le même principe de composition dramatique. L’originalité de Mann est de savoir enrichir tout en simplifiant à l’extrême. On cadre Gary Cooper qui sort en plan général. Il traverse presque entièrement le champ pour jeter un coup d’œil dans la ville morte et là (plutôt que de faire un contrechamp sur celle-ci, puis un troisième plan sur le visage de Gary Cooper regardant), un travelling latéral recadre Gary Cooper qui s’est immobilisé face à la ville abandonnée. Le trait génial, c’est d’avoir fait partir le travelling après Gary Cooper, car c’est le décalage temporel qui permet une simultanéité spatiale : nous avons d’un seul coup et le mystère de la ville morte et l’inquiétude de Gary Cooper en face de ce mystère. Avec Anthony Mann, nous avons à chaque plan l’analyse en même temps que la synthèse, ou, comme l’avait bien remarqué Luc Moullet, l’instinctif en même temps que le réfléchi. Il y aurait d’autres façons de louer L’Homme de l’Ouest. On pourrait parler de la ravissante ferme nichée dans une verdure qu’eût aimé George Eliot, on pourrait aussi parler de Lee J. Cobb avec lequel Mann réussit là où avait échoué Richard Brooks dans Les Frères Karamazov. On pourrait parler encore de la tuerie finale, puisque c’est la première fois que l’on a constamment dans le champ à la fois celui qui tire et celui sur qui on tire. J’ai parlé plus haut de la beauté végétale. Le visage amorphe de Gary Cooper appartient dans L’Homme de l’Ouest au règne minéral. C’est bien la preuve qu’Anthony Mann retourne aux vérités premières.
Jean-Luc Godard, Cahiers du Cinéma n°92, février 1959