Grave
Dans la famille de Justine tout le monde est vétérinaire et végétarien. À 16 ans, elle est une adolescente surdouée sur le point d’intégrer l’école véto où sa sœur ainée est également élève. Mais, à peine installés, le bizutage commence pour les premières années. On force Justine à manger de la viande crue. C’est la première fois de sa vie. Les conséquences ne se font pas attendre. Justine découvre sa vraie nature.
Rares sont les premières œuvres aussi fiévreuses, aussi électrisantes, d’un romantisme aussi échevelé et d’une si complète désinhibition. Grave, premier long-métrage de la jeune scénariste et réalisatrice Julia Ducournau (passée par la Fémis et l’université Columbia), révélé lors de la Semaine de la critique à Cannes, accomplit un coup d’éclat, en important la dialectique horrifique dans le cadre ordinaire de la fiction française.
Des motifs de terreur, dans la France d’aujourd’hui, il en existait certes plus d’un, mais aucun n’était plus intimement vissé aux angoisses de la jeunesse que la taraudante question de l’intégration – c’est-à-dire celle de trouver sa place dans un monde, une société, une corporation, une génération, uniformément hostiles à ce qu’il y a de plus tendre en nous.
Justine (Garance Marillier), 16 ans, intègre l’école vétérinaire en première année, comme sa grande sœur Alexia (Ella Rumpf) et leurs parents (Joana Preiss, Laurent Lucas) avant elles. Sur place, les embûches commencent avec le bizutage des novices, et son lot d’épreuves dégradantes et de farces de carabins. Justine, végétarienne, les subit bon gré, mal gré, jusqu’à ce qu’on la force à gober un rognon de lapin. Dès lors, la voilà peu à peu gagnée par un appétit débordant et insatiable, qui la pousse à consommer de la viande crue, et même, dès que l’occasion se présente, de la chair humaine.
A partir de ce postulat, Grave orchestre avec brio les noces de deux types de récits, dont on n’imaginait pas qu’ils puissent si bien s’apparier : d’une part, le roman initiatique adolescent (ou « coming of age »), de l’autre, l’horreur organique, attachée aux mutilations et aux outrages de la chair.
Scène épique d’épilation
Ce faisant, Julia Ducournau insuffle au thème rebattu de l’éveil à la sexualité une puissance de déchaînement et une sauvagerie inusitées, à même de figurer une certaine soif et éruptivité de la jeunesse contemporaine. Fort de sa corporalité intense, le film renouvelle singulièrement les situations par lesquelles la féminité s’inscrit à l’écran, en l’occurrence comme un torrent rugissant et dévastateur – les comédiennes qui jouent les deux sœurs sont époustouflantes. C’est d’ailleurs une scène épique d’épilation du maillot (du jamais osé !) qui scelle le basculement de Justine dans le cannibalisme.
La progression horrifique fonctionne à merveille, car elle s’appuie judicieusement sur la description du bizutage, de ses débordements, de l’insécurité qu’ils suscitent parmi les novices, mais aussi, et de façon plus diffuse, sur un certain soupçon de népotisme (les grandes écoles comme lieu de reproduction sociale et de concurrence acharnée, où les plus forts dévorent les plus faibles).
Toutefois, Julia Ducournau ne traite pas le phénomène comme un simple sujet de société, mais s’en sert comme déclencheur. Sa mise en scène, fondée sur une dialectique du plan large et du surgissement, ouvre à l’endroit de l’école vétérinaire un champ fantasmatique (manipulation des animaux, dissections, viscosités, ingestions répugnantes), propice à la mise à nu des pulsions comme à leur déchaînement.
Les frémissements de la transgression
Ainsi, les effusions de séquences gore ne sont jamais purement gratuites, mais jalonnent métaphoriquement la prise de pouvoir libidinale de l’héroïne, comme une traduction indirecte du bouillonnement humoral qui est le sien. Le cannibalisme cristallise le caractère irrépressible de la pulsion, son impérieuse nécessité. Ce qui intéresse la caméra, à travers ses excès et ses extases, ce sont bien sûr les élans du corps, ses postures animales, son cambrement félin, ses épanchements multiples.
Aux accès sanguins succèdent des scènes de fêtes clandestines, où les étudiants enivrés s’abandonnent au rythme de la musique, se mêlent les uns aux autres, dans de grandes agapes de chairs allumées. Plus Justine se laisse aller à ses pulsions anthropophages, plus elle semble s’adapter, devenir un prédateur parmi les prédateurs, et chercher dans la frénésie sexuelle l’apothéose de son festin de sang.
Le cannibalisme cristallise le caractère irrépressible de la pulsion, son impérieuse nécessité
C’est précisément dans cette convergence entre plaisir et dévoration que Grave trouve son véritable sujet : les états extrêmes de la jouissance. Brut et galvanisant, parfois teinté d’humour (on regrette toutefois sa fin sous forme de chute), le film semble entièrement requis par les transes de l’assouvissement, les frémissements de la transgression, les jaillissements orgasmiques.
A terme, Ducournau en vient à désigner cette quête effrénée de la jouissance comme une addiction parmi d’autres, le dernier stade du ravissement n’aboutissant qu’à une perte de soi-même. Romantisme, a-t-on dit. Certes, mais un romantisme noir, digne en cela des plus brûlantes corruptions baudelairiennes.
Mathieu Macheret, Le Monde