Frost
Rokas et Inga, un couple de jeunes lituaniens, conduisent un van d’aide humanitaire depuis Vilnius jusqu’en Ukraine. Au fur et à mesure de leur voyage et au gré des rencontres, ils se retrouvent livrés à eux-mêmes, traversant les vastes terres enneigées de la région de Donbass, à la dérive entre des vies déchirées et les débris des combats. En s’approchant de la ligne de front, ils se découvrent l’un l’autre et appréhendent peu à peu la vie en temps de guerre.
«J’aime faire des films de guerre parce qu’il y est question de la mort et que la mort m’intéresse beaucoup. C’est le seul sujet qui, dans n’importe quel film, intéresse tout le monde, même si certains quittent la salle. Même s’ils s’en vont, ça les intéresse. Chaque personne dans la salle a peur de mourir, ne veut pas mourir et ne veut pas parler de la mort. Je pense que c’est un grand sujet. J’aime ça. Moi non plus je ne veux pas mourir, mais j’aime ça.» Ces mots ne sont pas ceux du Lituanien Sharunas Bartas, mais de l’Américain Samuel Fuller, un cinéaste qui avait toujours raison, même en 1967. Le nouveau Bartas, Frost, présenté à la Quinzaine des réalisateurs, parle de la guerre et peut-être de la mort - ou plutôt il cherche la guerre, là où elle est supposée être, et il y trouve la mort. (...) Son dernier film, qui est un trajet vers l’endroit le plus triste d’Europe, le Donbass et sa ligne de front désertique, pourrait lui valoir un autre nom, pourquoi pas «le Dépeupleur». C’était le mot inventé, jusqu’à preuve du contraire, par Samuel Beckett : «Séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur. Assez vaste pour permettre de chercher en vain. Assez restreint pour que toute fuite soit vaine.» Tout dépeupler : la guerre est une fausse histoire de peuple, ou la fausse histoire des peuples, racontée et jouée par les hommes pour recouvrir la seule chose qui intéresse tout le monde, y compris, d’après Sam Fuller, ceux qui s’en vont.
Luc Chessel, Libération