JUHA
Bien calés sur leur grosse moto, Juha et Marja se rendent au bourg voisin. Ils ont emporté la vieille balance pour vendre leur récolte de choux. Le couple mène une vie banale jusqu'au jour où Shemeikka fait irruption devant la ferme. Sa luxueuse voiture est en panne et l'élégant étranger à lunettes noires a besoin d'aide…
Précédé du court-métrage Rocky VI (1986, 9')
Avec Juha, Aki Kaurismaki accède à la maîtrise d'un art extrêmement épuré, où la mise en scène repose sur une parfaite économie des images et des sons (…). Une étrange boucle se boucle sous nos yeux : revenir à l'origine du cinéma (Juha est un film muet en noir et blanc), pour venir achever une démarche car Juha ressemble davantage à un testament qu'à un bain de jouvence. (…) Pour Kaurismaki, la référence au cinéma muet, à l'ère de l'explosion technicienne, est tout sauf un exotisme ou une coquetterie. Elle est le sens même du film. Un regard en arrière qui n'a rien d'une régression, car revisiter le cinéma dans ce qu'il y a de plus primitif, c'est tenter ici de retrouver une vérité perdue, oubliée. Comme s'il fallait se débarrasser des dialogues trop ostentatoires et des vanités maniéristes, pour revenir à la magie des premiers temps, à I'expressivité intense d'un plan ou d'un regard, sans d'autres artifices. (…) Ainsi Juha parvient-il à allier le classicisme et la modernité, le mythe et I'avant-garde, la violence primitive et celle d'un cinéma conceptuel. À ce titre, le voyage du mari jusqu'à la ville, pour y retrouver sa femme, est d'une beauté à couper le souffle. Avant de partir, Juha règle quelques affaires, comme s'il avait I'intuition de ne jamais revenir. II confie son chien à une voisine, prend un bus qui le conduit à la ville (le plan du chien poursuivant le bus fait pensé à un autre film légendaire : Umberto D.). (…) Dans ses derniers plans, le film renoue avec le plus pur héritage du muet. La lumière de cette chambre, où la femme s'est mise à l'écart du monde, a la pureté des éclairages dreyeriens. (…) La seule force qui compte, c'est cette rigueur morale que la musique souligne sur l'écran, comme un grand coup de vent invisible. Rien de mystique ou de divin, pourtant, dans ce ressaisissement final. Kaurismaki est un artiste qui donne du monde contemporain une vision inédite et inouïe, en posant quelques questions essentielles : qu'est-ce que l'amour ? Qu'est-ce que la fidélité en art ? Etre fidèle au muet a-t-il un sens aujourd'hui ? II prend plaisir à y répondre en jouant sur des effets de dissonance, car c'est la seule réponse possible qui fait de Juha une œuvre audacieuse et magnifique.
Matthieu Orléan, Les Cahiers du Cinéma