The Master
Freddie, un vétéran, revient en Californie après s’être battu dans le Pacifique. Alcoolique, il distille sa propre gnôle et contient difficilement la violence qu’il a en lui… Quand Freddie rencontre Lancaster Dodd – « le Maître », charismatique meneur d’un mouvement nommé la Cause, il tombe rapidement sous sa coupe...
(...) Rarement film aura à ce point refusé de se conformer à toute attente. Malgré l’aveu de l’auteur-réalisateur qu’il se serait inspiré de l’Eglise de scientologie, inutile de chercher ici un biopicde son fondateur L. Ron Hubbard ou un avertissement contre le danger des sectes à travers l’histoire édifiante d’un naïf disciple. Avec ses protagonistes qui repoussent toute velléité d’identification, ses articulations étranges et ses ambiguïtés délibérées, le récit de The Masterparaît presque conçu pour laisser le spectateur sur sa faim. D’où une certaine frustration, qu’on avouera avoir ressentie. Mais aussi des interrogations fertiles, également suscitées par un style magnifique, tiraillé entre classicisme et modernité, qui colle parfaitement aux temps évoqués. (...)
D’emblée, on est séduit par la beauté de la photo (Mihai Malaimare Jr., l’actuel chef-opérateur de Francis Ford Coppola qui a renoué pour l’occasion avec un 70 mm tombé en désuétude), intrigué par les dissonances de la musique (à nouveau signée Jonny Greenwood, du groupe Radiohead) et l’audace de coupes à contretemps. Même fondée sur une reconstitution méticuleuse (Jack Fisk, le décorateur de Terrence Malick), l’évocation du tournant des années 1940-50 n’a rien d’académique. Et au milieu de tout ça, un Joaquin Phoenix émacié et grimaçant, presque inquiétant. Malaise: disparu des écrans depuis Two Lovers (2008) et son prétendu «pétage de plombs» documenté par son ami Casey Affleck dans I’m Still Here, l’acteur joue-t-il vraiment ou vit-il son rôle?
Quand ce chien errant se retrouve face à Dodd/Hoffman, paradoxal «charlatan sincère» qui tient à la perfection son rôle de gourou, on devine que leur affrontement sera autant celui entre deux styles de jeu qu’entre deux caractères antagonistes. En tout cas, c’est leur relation et elle seule qui importe au cinéaste. D’où une étrange impression de resserrement alors même que la petite communauté atterrit à New York, puis se déplace à Philadelphie et pour finir en Angleterre, sans cesser de gagner de l’ampleur.
Ces deux opposés qui s’attirent dans une subtile interdépendance, tels la maîtrise et l’abandon, la pulsion et le contrôle, la sincérité et la dissimulation, le succès et l’échec, n’incarnent-ils pas des polarités universelles? A l’évidence, chacun possède ce qui manque à l’autre. Où l’on retrouve une sorte de rapport père-fils (ou mentor-apprenti) comme ceux qui hantent la plupart des films de Paul Thomas Anderson depuisSydney/Hard Eight en 1996.
Engagé sur le mode médecin-patient et junkie-dealer, celui qui lie Quell et Dodd se teintera encore d’une coloration homosexuelle sous-jacente – du moins du côté du «maître», fermement rappelé à l’ordre par sa femme (attention, scène mémorable). De son côté, «l’élève» s’échappera (dans le désert) pour subir une dernière désillusion romantique et repartir plus «fou» que jamais.
Nous voilà apparemment bien loin de la scientologie et de sa dianétique! Et pourtant… Peut-être bien qu’à travers cet étrange duo, Anderson en dévoile la dynamique profonde mieux que quiconque. Plutôt que de juger, le cinéaste respecte, anime, suggère. D’où sans doute le côté insaisissable de son film mais aussi la fascination durable qu’il exerce.
A l’arrivée, le spectateur avisé n’attendra ni victoire ni miracle. Juste une défiance accrue contre tous ceux qui promettent guérison et liberté en n’offrant que de l’enfermement. Et si The Master, en renvoyant dos à dos ces deux solitudes, était tout simplement le film américain le plus réaliste qu’on ait vu depuis des lustres?
Norbert Creutz, Le Temps