Juvenile Court
1972. Le Juge Turner préside les audiences du tribunal pour mineurs de Memphis. À la barre, enfants, adolescents et parents se succèdent pour des affaires de drogue, de vols à main armée, de fugue ou de maltraitance. Entre souci de protéger la communauté, volonté de punir et projet de réhabiliter, le système judiciaire américain cherche un avenir pour ses enfants.
NE PLEURE PAS TOUT DE SUITE
TIME MAGAZINE — 8 octobre 1973 Par José M. Ferrer
« Tout le monde peut baiser, vois-tu. Il n’y a pas besoin d’intelligence, il n’y a pas besoin de quoi que ce soit». C’est ce que dit l’assistante sociale en conseillant une prostituée noire, âgée d’à peine 14 ans.
« Qu’est-ce que tu as fait pour qu’il en arrive là ? » demande un officier à un jeune garçon dont le visage est entouré de lourds bandages. Le garçon, brûlé par son oncle qui lui a versé de l’huile bouillante sur la tête, fait preuve d’une incompréhension muette.
«Ne pleure pas tout de suite», dit l’officier de probation à une jeune fille qui sanglote. « Tu n’es pas encore passée devant le Juge ».
Voici quelques cas parmi les 17 000 affaires instruites chaque année au Tribunal pour enfants de Memphis. Ils font partie des séquences saisies par la caméra de Frederick Wiseman pour un documentaire captivant de 144 minutes sur ce tribunal, qui sera diffusé cette semaine sur la chaine PBS. Les scènes douloureuses de Juvenile Court ont déjà suscité une contro- verse considérable. Le film a été projeté en juillet lors de la conférence annuelle du Conseil National des Juges pour Mineurs [National Council of Juvenile Court Judges], et les juges qui l’ont vu l’ont presque unani- mement considéré comme un outrage. L’une de leurs principales objec- tions concerne le fait que le Juge Kenneth Turner a permis à Wiseman de filmer des affaires en cours et de laisser entrer la caméra partout, jusque dans son propre bureau. «C’est une représentation tout à fait déloyale», déclare le Juge de l’Ohio Holland Gary, Président du Conseil. La réaction ne surprendra guère Wiseman. Depuis que l’ancien profes- seur de droit de l’Université Brandeis est allé avec micro et caméra dans un hôpital d’État du Massachusetts pour les criminels aliénés, il est incontestablement le réalisateur de films documentaires le plus provocateur du pays. Son premier film, Titicut Follies (1967), a en effet été interdit par un tribunal d’État après que le procureur général du Massachusetts de l’époque, Elliot Richardson, a soutenu que le film violait la vie privée des détenus.
Depuis lors, Wiseman est allé du lycée (High School) à l’hôpital (Hospital) en passant par l’armée (Basic Training). « Réaliser ces films sur les institutions, a-t-il dit, c’est comme être sur la piste de l’abominable homme des neiges. Où que vous alliez, vous n’apercevez de la société que des empreintes. Un hôpital ou un lycée sont tout autant des ghettos que le centre de Harlem : la plupart d’entre nous n’ont pas la moindre idée de ce qu’il s’y passe. »
Il est intéressant de noter que la plupart de ses protagonistes, comme le Juge Turner, aiment le film. Les critiques viennent généralement de l’extérieur. Wiseman a rarement du mal à obtenir l’autorisation de tournage. Au Tribunal pour mineurs de Memphis, comme pour la plupart de ses six documentaires précédents, il commence à tourner à peine un jour après son arrivée. Il prend le son lui-même et n’utilise qu’une seule caméra. « Le tournage est le repérage », dit-il. « Si vous regardez autour de vous sans caméra, vous voyez simplement des choses que vous auriez aimé avoir saisies. »
Juvenile Court restitue la réalité complexe et pénétrante propre au travail de Wiseman qui, comme toujours, n’utilise aucun commentaire ni voix-off pour « raconter » l’histoire. Son art est celui du montage (38100 mètres de pellicules ont été filmés sur une période de tour- nage d’un mois, pour 1585 mètres retenus dans le montage final). Ce qui émerge alors est moins une condamnation de la cour qu’un sentiment d’aveuglement — l’illusion qui permet à la fois aux fonctionnaires et aux usagers d’échapper au désespoir en confiant à des institutions le soin de réparer des vies brisées. Dans les dernières minutes du film, le juge Turner s’adresse à un garçon qu’il vient de condamner à aller en centre de redressement. « Avec le temps, Robert », dit le juge, « vous vous ren- drez compte que ce qui se fait ici aujourd’hui est dans votre intérêt. » Robert n’y croit pas un instant, mais le Juge, les avocats et les agents de probation y croient tous. Ils n’ont pas le choix.