The Comfort of Strangers
Mary et Colin ont choisi Venise, lieu qui a abrité les premiers pas de leurs amours, quatre ans plus tôt, pour raviver leur flamme défaillante. Lors d'une promenade romantique, ils font la connaissance de Robert, un élégant Italien, aussi chaleureux que volubile. Rendez-vous est pris. À peine arrivés dans le somptueux palais de Robert et de sa compagne Caroline, Mary et Colin ressentent une étrange et désagréable sensation. Malgré tout, ils y passent la nuit et acceptent même de rester dîner le lendemain. Caroline confie alors à ses hôtes que son compagnon les a suivis depuis leur arrivée dans la ville et a pris maints clichés d'eux...
Étrange séduction (ridicule titre français, mais passons) est basé sur un roman du prestigieux écrivain britannique Ian McEwan, The Comfort of Strangers, qui avait été à l’époque de sa publication (1981) unanimement salué par la presse anglaise et américaine. En dépit de l’indéniable talent de scénariste de Paul Schrader (rappelons qu’il a écrit entre autres Taxi Driver, Mosquito Coast, co-écrit Raging Bull, Légitime violence, sans compter les scénarios de ses propres films, dont l’excellent Affliction), ce n’est pas lui qui se chargea de l’adaptation du roman de McEwan, mais Harold Pinter. Son nom n’est pas forcément très connu du grand public, mais Pinter est une valeur sûre. Cet auteur de théâtre, scénariste et activiste politique éclairé (qui milita, notamment, pour le désarmement nucléaire et contre l’apartheid) collabora entre autres avec le grand Joseph Losey. On lui doit notamment les scénarios de The Servant – l’un des meilleurs Losey -, de L’Accident et du Messager, qui reçut en 1971 la fameuse Palme d’Or du Festival de Cannes. Pinter s’est également attaqué au roman inachevé de Francis Scott Fitzgerald, Le Dernier Nabab, que tourna Elia Kazan en 1976, et écrivit le scénario de La Maîtresse du lieutenant français, réalisé par Karel Reisz (Samedi soir, dimanche matin). Tous ces films sont basés sur des romans, et plusieurs d’entre eux (ceux de Joseph Losey notamment) sont teintés d’ambiguïté, voire de perversité.
Cette capacité à adapter un matériau littéraire pour le cinéma et ce goût des histoires étranges et dérangeantes font d’Harold Pinter un choix très pertinent pour l’écriture du scénario de The Comfort of Strangers : le roman d’Ian McEwan est en effet loin d’être un conte de fées. Il utilise un schéma dramatique relativement courant en littérature ou au cinéma, qu’on pourrait appeler l’effet miroir
: deux couples (très différents) se rencontrent, et un rapport fait d’influences et de fascination (réciproques ou non) se met subrepticement en place. Ici, on a d’un côté Colin (Rupert Everett) et la belle Mary (Natasha Richardson), et de l’autre Robert (Christopher Walken) et Caroline (Helen Mirren). Colin et Mary forment un couple qu’on pourrait en un sens qualifier de « moderne », en tous cas si on les compare à leurs inquiétants vis-à-vis : lui est un jeune homme indécis, qui ne sait pas trop ce qu’il veut ; elle est une femme indépendante, mère de deux enfants issus d’une précédente union, qui n’a pas non plus une idée précise de la tournure que doit prendre cette nouvelle relation.
À l’opposé, Robert et Caroline incarnent quelque chose de radicalement différent : le couple dont l’homme domine une femme aimante et totalement soumise. Citons à titre d’illustration cette réplique significative formulée par Christopher Walken : "Mon père et son père savaient qui ils étaient. C’était des hommes et ils étaient fiers de leur sexe. Les femmes les comprenaient aussi. Maintenant les femmes traitent les hommes comme des enfants, car elles ne peuvent pas les prendre au sérieux, mais des hommes comme mon père et mon grand-père étaient pris au sérieux par les femmes"
. Une philosophie sympathique et pas du tout rétrograde, donc. Notons que le roman est introduit par deux citations : une de l’écrivain italien Casare Pavese (...) et une autre d’Adrienne Rich, une poète et essayiste féministe – un choix qui n’est probablement pas sans rapport avec ce que représente le personnage de Robert, à savoir une autorité patriarcale violente et perverse.
Harold Pinter et Paul Schrader, en bons adeptes des histoires tordues, explorent les relations sinueuses qui se développent entre les deux couples, relations où s’invitent des désirs ambigus et des pièges manipulatoires, dans un Venise dont les ruelles tortueuses conviennent à merveille aux enjeux du récit (on pense au couple endeuillé de Ne vous retournez pas, de Nicolas Roeg, dont le séjour vénitien n’était pas des plus enviables). Plusieurs motifs du récit donnent l’impression que les événements sont portés par des forces tragiques, par un destin qui échappe aux deux protagonistes (You look like a God
, dit Mary à Colin à un moment du film : une réplique qui est tout sauf anodine). Quant à la phrase de Cesare Pavese, qui avec le poème de Rich forme donc un prélude au roman d’Ian McEwan, elle associe au voyage le terme éternité
…
Le chef opérateur italien Dante Spinotti (qui a travaillé sur la majorité des films de Michael Mann) utilise des éclairages et des teintes qui renforcent habilement la dimension sensuelle et luxuriante de plusieurs scènes. Quant au brillant compositeur Angelo Badalamenti, connu pour sa collaboration avec David Lynch, il livre ici une partition mystérieuse, romantique et dramatique qui se fait élégamment l’écho des intentions d’Harold Pinter et de Paul Schrader.
Bertrand Mathieux, citizenpoulpe.com