Belle
Dans la vie réelle, Suzu est une adolescente complexée, coincée dans sa petite ville de montagne avec son père. Mais dans le monde virtuel de U, Suzu devient Belle, une icône musicale suivie par plus de 5 milliards de followers. Une double vie difficile pour la timide Suzu, qui va prendre une envolée inattendue lorsque Belle rencontre la Bête…
(…) Fidèle à sa sensibilité d’humaniste qui traite des sujets les plus sérieux sans chercher le pathos ou la dramaturgie trop appuyée, Hosoda compte surtout une intrigue chorale à la limite du réseau arachnéen qui ne cesse d’amplifier tout ce qu’il arrive à recouper, les trajectoires intimes comme les caractères secrets. On notera qu’ici, la seule vraie menace prend l’image d’un intrus qui surgit au sein du réseau : une « Bête » animée par une force destructrice inexpliquée et dont seule Suzu – ici reconfigurée en chanteuse nommée « Belle » – semble capable de percer le tragique secret. Belle ne serait-il donc qu’une relecture 2.0 de La Belle et la Bête ? En apparence, oui, mais à ceci près que le conte de fées laisse ses propres conventions faire jeu égal avec celles de la fable morale. L’approche subjective du monde devient corollaire de la capacité de chacun à laisser son double fantasmé échanger avec son enveloppe réelle (et non la remplacer). Et dès que Hosoda lâche les chiens pour donner vie à des scènes d’action inouïes, tout consiste en une succession de face-à-face où la pure « force de frappe » (battre l’autre) s’efface au profit de la force du regard empathique (se voir soi-même dans le regard de l’autre). Osons même le dire : la gestion de l’humour a ici davantage à voir avec l’art minimaliste d’un Hong Sang-soo dont Hosoda donne parfois l’impression d’appliquer les principes à sa façon, comme en témoigne une scène de drague absolument hilarante – un simple plan fixe qui joue redoutablement sur la durée et les entrées de champ. Cet exutoire créatif et cathartique qu’Hosoda célèbre ici en tant que champ des possibles ne serait qu’une vue de l’esprit si le cinéaste n’avait pas autant compté sur les possibilités infinies de son animation, ici dix fois plus fourmillante que la moyenne. A l’image d’un scénario prônant la capacité de changer le monde via les possibilités infinies du cyberespace, il ne se fixe aucune limite pour polir une beauté visuelle et sensorielle capable de confiner à l’épuisement. Dès l’intro, il suffit d’un concert de J-Pop sur une baleine virtuelle recouverte d’enceintes audio, avec une ambiance si festive qu’elle ferait passer le carnaval de Rio pour une Macarena en huis clos, pour se faire une idée du degré d’effervescence de la chose. Mais rien ne sera plus dévastateur que de trouver chez Hosoda cette faculté à insister par l’imaginaire et la chanson sur ce pont de lumière entre les cœurs qui redéfinit notre rapport au monde et à l’Autre. La façon qu’a le cinéaste de faire monter la sauce de façon musicale est sidérante, avec de simples instantanés reliés par un découpage très mélodieux et des passages chantés qui agissent comme des tsunamis émotionnels (de ceux où les masques tombent et où l’âme révèle enfin sa vérité). Si vous pensez ne pas être capable de pleurer toutes les larmes de votre corps à la seule écoute d’une chanson (et ce sous prétexte que Disney a popularisé ce gimmick pour s’en donner à cœur joie dans la leçon de morale et le surlignage à deux balles), on vous garantit que vous allez sentir passer quelque chose d’inédit qui va remonter de vos tripes jusqu’à vos glandes lacrymales. Et il en sera de même face à l’autre grande couche d’un scénario décidément inépuisable, fouillant le thème du deuil et de la souffrance chez les adolescents avec intelligence et sans jamais prendre de gants – soyez prévenus. A ce stade-là, Belle a déjà révélé toute sa puissance. On pourrait en rajouter encore sur son rythme et sa narration (tous deux dépourvus du moindre bout de gras), sur son tempo si démoniaque qu’il en devient tripal, sur son équilibre optimal entre humour et tristesse, sur son éblouissante bande originale (de très loin la plus divine de l’année !), sur ses dialogues qui confinent à l’euphorie maximale, ou encore sur sa profusion démente de micro-détails qui nous donne déjà envie de kidnapper le projectionniste dans le seul but de se repasser le film au ralenti. Mais on préfère ne pas aller plus loin, car l’approche subjective de ce chef-d’œuvre compte plus que tout le reste. Poser une mythologie à son spectateur, et faire en sorte que ce monde devienne le sien : voilà qui résume très bien le parti pris humaniste d’Hosoda. Et dans un monde actuel qui n’en finit plus de s’enfermer dans ses clivages individualistes ou ses schémas paranoïaques, le résultat a quasiment valeur d’élixir miracle. Peut-être est-ce là LE film qui nous rassemblera tous, qui sait…
Guillaume Gas, Les Chroniques de Cliffhanger & Co