Entre dos aguas
Dans le sud de l’Andalousie où le taux de chômage est le plus élevé du pays, deux frères gitans se retrouvent et tentent de faire face aux écueils de la vie. L’un vit modestement, engagé dans la marine, l’autre sort de prison et ne parvient ni à trouver un emploi ni à raccommoder son couple. Découverts dans le précédent opus du réalisateur, La leyenda del tiempo, dont de nombreux extraits parsèment ce film, les acteurs ont une véracité qui fait croire à un dispositif documentaire. Isaki Lacuesta met en scène sur pellicule le destin de deux hommes face aux éléments.
Le film a remporté la Concha de Oro au Festival international du film de Saint-Sébastien en 2018
Cineuropa : Qu'est-ce qui vous plaît tant dans ce sud dont vous parlez de nouveau dans ce film ?
Isaki Lacuesta : Je suis allé à Cadix pour la première fois en 2002, et j'ai été fasciné par ce monde que je ne connaissais pas, qui n'était pas mien. Comme spectateur et comme réalisateur, j'aime beaucoup que le cinéma me fasse découvrir d'autres lieux et d'autres cultures – car notre prédestination sociale est très forte : nous sommes déterminés à vivre avec les gens qui parlent, baisent et s'habillent comme nous. Grâce au cinéma on peut voir, en tant que spectateur d'abord, et ensuite comme cinéaste, qu'on peut arriver à se mettre dans la peau d'autres gens, comme si on était un acteur. Je trouve merveilleux de travailler et vivre avec d'autres gens. Quand nous avons tourné La leyenda del tiempo, nous avions déjà le fantasme d'en faire un projet de longue haleine. Je pensais à des films comme ceux de Truffaut avec Jean-Pierre Léaud. Cette manière de dépeindre le temps est très naturelle au cinéma. On trouve aussi cela chez John Ford : au fil de sa filmographie, on voit John Wayne vieillir. Ainsi, nous avions semé des graines, à l'époque, des scènes que j'ai tournées dans l'idée de revenir dans le futur. Avec Isra et Cheito, qui étaient alors des adolescents, j'ai gardé des liens amicaux et après un certain temps, le temps qu'il fallait, nous nous sommes rendu compte que nous avions des éléments narratifs puissants, entre deux eaux : l'histoire du trafiquant et du soldat, puisque c'est ce qu'ils sont devenus à l'âge adulte. Quand nous avons su qu'Isra allait devenir père, nous avons décidé de filmer la naissance de sa fille Manuela : nous avons attendu plusieurs semaines qu'elle naisse, sur place à Cadix avec toute l'équipe, et c'est ainsi que cette scène est devenue la plus coûteuse de toute ma vie.
Quelle est la part de fiction et de réalité dans ce film ?
C'est un film de fiction : tout y est mis en scène et interprété., bien que certains éléments soient très proches de leur vie réelle et celle de leur entourage. C'est de la fiction, mais une fiction qui suit un code très réaliste. En réalisant ce film, nous avons fait en sorte que ce code consiste à donner au spectateur l'impression que rien n'est écrit, ni interprété, et qu'il n'y a pas d'éclairages, ni de figurants, et que les choses se passent sans qu'on les ait prévues devant la caméra. Nous avons travaillé très dur pour qu'il en aille ainsi, nous avons poussé le concept vers un maximum de réalisme.
Tourner sur pellicule, et non en numérique, n'a-t-il pas rendu cette proximité plus dure à obtenir ?
Cela faisait partie du travail qu'on s'est donné : La leyenda del tiempo a été tourné en numérique parce que je n'aurais pas su faire autrement, à l'époque. Et je crois que le format, de manière inconsciente, transmet un spectateur une certaine temporalité. Le numérique n'existait pas, il y a des années, et la pellicule donne une texture très ambiguë. C'est pour cela que je m'en suis servi, cette fois, parce qu'elle donne l'impression d'un ralentissement de la vie. En sachant plus sur le métier à présent, et dans la mesure où mes acteurs étaient désormais habitués à la caméra, j'ai eu envie de tourner ce film sur pellicule. Cette texture atemporelle produit un effet de contraste, quand par exemple les personnages utilisent des téléphones portables.
Comment avez-vous préparé les acteurs pour qu'ils puissent interpréter les personnages principaux ?
Le travail a commencé avec La leyenda del tiempo : nous avons trouvé, lors du casting, deux garçons avec de gros potentiels, mais qui jouaient très mal, et nous avons appris ensemble. Il a fallu beaucoup de temps. Pour Isra et Cheito, c'était leur premier film, et l'équipe aussi a appris combien le cinéma était important. Tout cet apprentissage se retrouve dans ce nouveau film. Nous avons beaucoup répété mais pas pour fixer le scénario, au contraire : pour changer des choses si nécessaire et trouver les interprétations et mises en scène les plus naturelles à chaque fois. Même Isra a appris a acquis des connaissances techniques pendant ce tournage, parce qu'il est curieux et très travailleur. C'est un excellent acteur, et il a le physique. Il devrait faire plus de cinéma.
Propos reccueillis par Alfonso Rivera