Sauvage
Léo a 22 ans et se prostitue. Tous les jours, il attend les clients au bord de la route et il enchaîne les passes. Entre complicités, drogues et violences sexuelles, il semble détaché de tout. Il traverse les heures presque perdu, sans ambition ni désir, à côté des autres et à côté de soi. Mais il est amoureux. Le bonheur est-il le même pour tous ?
Léo, 22 ans, prostitué, est « sauvage » au sens où il a peu d’éducation, un squat pour domicile, aucune inhibition apparente, et une certaine résistance à tout ce qu’il encaisse (coups, insultes) comme à tout ce qu’il ingère — drogues, alcool et nourritures douteuses. Mais Léo est aussi un sentimental, un romantique qui aime un autre tapin, nettement moins gay que lui, même s’ils vendent tous deux leur corps à des hommes, en lisière d’un bois, près d’un aéroport. Le premier film de Camille Vidal-Naquet oscille, ou plutôt tangue, superbement, entre ces deux traits de la personnalité du jeune homme.
La succession des clients, aussi divers que possible, donne le rythme et inspire beaucoup de scènes fortes, imprévisibles et crues, comme autant de variations sur ce que chacun cherche (Léo compris), au-delà de l’échange explicite entre argent et sexe. Parfois, c’est difficilement soutenable : l’abus de pouvoir d’un jeune couple homo qui s’offre les services de Léo et le brutalise, sous couvert de pratiques SM. Souvent, c’est fascinant, voire bouleversant, à l’image de cet homme très âgé, intellectuel, avouant qu’il n’a plus beaucoup d’envies, d’aucune sorte, et qui suscite en retour chez le jeune prostitué une tendresse précautionneuse, une immense douceur. Félix Maritaud jouait un second rôle dans 120 Battements par minute, de Robin Campillo, son premier travail d’acteur. Cette fois, il porte le film au point de se confondre avec, époustouflant, à corps perdu.
Résultat de plusieurs années d’enquête du cinéaste dans le monde de la prostitution masculine, Sauvage dépasse la chronique documentée pour scruter les abîmes vertigineux dans lesquels tombe parfois Léo, par désespoir amoureux. Et aussi par manque d’aspiration à une autre vie : l’énigme souterraine, de plus en plus lancinante, du film. Contrairement à ses collègues, Léo « embrasse » et donne de lui plus qu’il ne faudrait. Les autres épargnent et ne songent qu’à « se caser avec un vieux ». Lui, figure dionysiaque, se consume dans l’intensité, fût-elle toxique, du présent. Quand la réintégration sociale (qu’elle prenne le visage de l’Assistance publique ou celui d’un client protecteur) lui tend les bras, il s’y blottit un instant, puis s’échappe, nous échappe. Camille Vidal-Naquet emmènera ainsi son héros en fuite vers un inquiétant tableau final, poétique et trouble, impossible à oublier.
Louis Guichard, Télérama