La Piel que habito
Depuis que sa femme a été victime de brûlures dans un accident de voiture, le docteur Robert Ledgard, éminent chirurgien esthétique, se consacre à la création d’une nouvelle peau, grâce à laquelle il aurait pu sauver son épouse. Douze ans après le drame, il réussit dans son laboratoire privé à cultiver cette peau…
C'est une situation démente, filmée calmement, comme si tout était normal, d'où un effet maximal. Une jeune femme est retenue prisonnière dans une propriété isolée. Un chirurgien perfectionne sur elle une nouvelle peau transgénique et la couve des yeux par écrans interposés. La séduction énigmatique du récit est tout de suite décuplée par des réminiscences cinéphiles — le Hitchcock de Rebecca et de Vertigo, le Franju des Yeux sans visage.
Mais la vision du monde qu'Almodóvar radicalise de film en film est effarante. Tout, dans La Piel que habito, n'est qu'abus de pouvoir ou de faiblesse, duperie et trahison. La figure de la mère, autrefois intouchable ? Elle n'engendre que barbarie. Le corps ? Une marchandise, une machine, au pire : un déchet. Le désir ? Il se fixe sur une image, et non sur une personne, ne peut s'assouvir que dans l'asservissement ou l'annihilation de l'autre. L'amour ? C'est s'éprendre de ses propres chimères.
L'histoire pourrait en rester là, on aurait déjà un grand film de genre déjanté, époustouflant par ses rebondissements, ses trouvailles visuelles, son humour sarcastique. Mais, dans une embardée finale qui ne doit rien au roman adapté — Mygale, de Thierry Jonquet —, le cinéaste retrouve un fil presque perdu de son oeuvre. La trajectoire de la femme captive et cobaye le conduit soudain à un éloge émouvant de la part inaliénable, infrangible des êtres. On constate alors que l'Almodóvar fou furieux d'aujourd'hui et celui, doux-dingue, d'hier ne font qu'un.
Louis Guichard, Télérama