Argentina
De la Pampa aux Andes, de l'univers des indiens Mapuche à celui des villageois qui chantent leur nostalgie dans les cafés, du monde des Gauchos à celui des grandes villes d'aujourd'hui... Argentina nous propose un voyage musical et sensoriel dans l'espace et le temps composé des chants, des danses et des couleurs qui font toute l'âme de l'Argentine.
Depuis le très beau Noces de sang en 1981, Carlos Saura explore régulièrement le genre du film musical où s’expérimente ambitieusement la limite entre le cinéma et le spectacle scénique, qu’il s’agisse de Carmen (1983), Tango (1997), ouFlamenco, Flamenco (2010), avec lequel Argentina forme un diptyque. Ces deux films ont en effet été pensés comme une série de tableaux chorégraphiques et musicaux volontairement dénués de narration. Mais ici l’élaboration progressive du film par accumulation de strates et d’images prend un sens tout particulier : il s’agit de montrer, comment la culture argentine est née, couche après couche, des vagues successives et diverses de l’immigration – l’invasion de la région du Chaco (Patagonie orientale) par les Espagnols au XVIème siècle, l’immigration italienne du XIXème siècle, et celle de pays voisins (l’Uruguay, le Chili). En parcourant les origines musicales de l’Argentine à la manière de la zonda, ce vent qui va des Andes jusqu’à l’Atlantique, Argentina lutte contre l’oubli de l’histoire du pays, de son peuple, et montre comment la beauté naît, non pas d’un repli réactionnaire, mais de la diversité.
On pouvait craindre de ce montage ininterrompu de séquences musicales oscillant entre zambas, chacareras, tango, flamenco, l’ennui d’une série de captations monotones. À quelques rares moments, le dernier film de Carlos Saura tombe dans cet écueil, alors que la caméra filme de manière frontale et peu inventive les artistes folkloriques accoutrés des déguisements les plus passéistes et kitschs. Mais on oublie vite ces brefs passages tant le dispositif visuel mis en place par le cinéaste est puissant et ambitieux – pour restituer avec force le charme pluriel et polyphonique de son objet, le film est en effet un kaléidoscope vivant où l’image des artistes est démultipliée, diffractFélée par les miroirs, par des écrans de projection placés en arrière-plan et par des fréquents changements de points de vue sur le même artiste. Comme une invocation magique qui détient son pouvoir des mêmes paroles psalmodiées, la mise en scène de Saura envoûte par la répétition des gestes les plus gracieux, ceux d’un pianiste virtuose (Horacio Lavandera), ceux de deux danseurs du ballet Nuevo Arte Nativo évoluant doucement dans l’obscure clarté de la « Lune de Tucuman » (une ballade populaire chantée par Liliana Herrero).
À l’instar des comédies musicales de l’âge d’or hollywoodien, la technologie est au service du lyrisme, de l’amplification des émotions de la danse et de la musique. Dans un chatoiement de couleurs oscillant entre le bleu, l’oranger, mais aussi le rose et le vert, que n’aurait pas renié le Technicolor, les travellings courent et plongent jusqu’aux corps des danseurs, ou de ballerines déguisées en petits chats, comme sous l’effet d’une irrésistible attraction, embrassant de leurs mouvements circulaires les corps les plus sensuels. Saura exploite même les possibilités nouvelles que donne le numérique : pour mettre en évidence l’incroyable et rapide synchronicité des tambours du Metabombo (un groupe de percussions particulièrement énergique et brillant), la scène est parfois filmée à une très haute fréquence d’images par seconde qui permet de mieux décomposer les mouvements.
Argentina entrelace donc le passé et le présent jusque dans sa forme cinématographique. Tout son but est là, dans la construction patiente et modeste d’un dialogue entre les cultures les plus anciennes et leurs formes contemporaines pour en suggérer l’éternelle jeunesse. Aux peintures traditionnelles de gauchos, de danseurs et chanteurs folkloriques, dont les tableaux parsèment le décor, répond la captation mouvante des artistes qui reprennent la tradition sous une forme modernisée. Dans une séquence très émouvante, des écoliers assis devant leurs pupitres assistent à la projection d’un ancien « live » où Mercedes Sosa chante son tube « Todo cambia » – par la magie du champ contre-champ, tout se passe comme si la majestueuse chanteuse était ressuscitée, transmettant sa parole mélodieuse et mélancolique aux plus jeunes. Ressusciter les morts tout en affirmant la nécessité de l’altérité du temps et des métamorphoses, voilà un paradoxe tragique propre à la nature de l’image cinématographique. Si Argentina bouleverse et agit comme une berceuse envoûtante, c’est bien parce que Carlos Saura, pour ressusciter les origines oubliées de l’art argentin, se livre à une exploration ambitieuse du medium cinématographique.
Juliette Goffart