Les hommes du port
Un long panoramique du port de Gênes et une voix-off ouvrent Les hommes du port. Le commentaire nous apprend le passage en ville en 1947 d’Alain Tanner. Il a 17 ans et assouvit son envie de connaître un pays dont les films néo-réalistes avaient éveillé en lui son intérêt pour le 7ème art. Nous sommes maintenant en 1995 et le cinéaste suisse revient avec sa caméra. Le documentaire dévoile une phase sociale et historique méconnue de l’Italie.
À voir Les hommes du port, on regrette qu’Alain Tanner, qui a été longtemps reporter pour la télévision suisse, n’ait pas davantage travaillé le genre documentaire. Il aurait sans doute rejoint la catégorie des documentaristes arpenteurs, les Robert Kramer ou les Van der Keuken, avides d’espaces et de rencontres, soucieux surtout de trouver une forme cinématographique qui permette de rendre compte de l’expérience du voyage. Film de commande, Les hommes du port permet à Tanner de revenir sur ses années de jeunesse, sur ce moment où il quitta Genève pour travailler dans la marine marchande. Dans cette aventure maritime tellement formatrice pour le futur cinéaste, la ville et le port de Gênes occupent une place à part. La voix d’Alain Tanner, qui sert de guide aux retrouvailles avec la ville, nous apprend que le cinéaste l'a découverte dès l’âge de seize ans pour "vérifier sur place l’impression des films néo-réalistes", ce qui constitue l’unique aveu cinéphilique de toute son œuvre. C’est toutefois plus tard qu'a commencé sa relation forte à la ville, quand il travaillait comme "petit bureaucrate fauché" dans une compagnie maritime, et que les dockers du port l’impressionnaient tant. Le film commence d'ailleurs quand le fil autobiographique déroulé par la voix off croise l’expérience collective des dockers de Gênes, qui en devient le sujet principal. Les raisons qui expliquent l’intérêt, voire l’admiration du cinéaste pour cette expérience, ne manquent pas. D’abord, la Compagnie unique du travail qui regroupe les dockers est une entreprise humaine autant que professionnelle. Tanner ne pouvait qu’être emporté par le récit de cette utopie réalisée où la force de travail et la pensée vont de pair et forment une culture au sens le plus fort : « Être docker, ce n’est pas qu’un travail, c’est une façon de vivre. » Quand le cinéaste filme en gros plan la main du docker guidant le chargement des caisses, il le fait comme s’il filmait la main d’un Karajan et réalise en images le vers de Rimbaud : "La main à plume vaut la main à charrue". Les hommes du port, c’est aussi une célébration élégiaque, l’éloge d’un monde disparu qu’accompagne la sublime musique d’Arvo Pärt. C’est l’autre thème que Tanner met en scène. À mesure que le film avance, une mélancolie s’installe et prend la ville ancienne comme témoin de l’engloutissement : plans des rues désertes et "peuplées de fantômes", travellings déchirants depuis le viaduc qui coupe le port des belles façades de la vieille ville et dont la vitesse automobile s’oppose au rythme idéal des cargos. Aujourd’hui, au temps des containers et de la marchandise anonyme, il est plus difficile de rêver aux cargos comme à une "idée du travail, la captation de toute la matière du monde".
Frédéric Bas