Vierge sous serment
Hana a grandi dans un petit village reculé d’Albanie où le sort des femmes n’est guère enviable. Pour ne pas vivre sous tutelle masculine, elle choisit de se plier à une tradition ancestrale : elle fait le serment de rester vierge à jamais et de vivre comme un homme. Vierge sous serment suit la trajectoire d'une femme vers sa liberté, par-delà les écrasantes montagnes albanaises et jusqu'en Italie.
« Qui es-tu, au juste ? » cette question, posée relativement tôt au protagoniste de Vierge sous serment, lance la piste d’un double mystère. D’abord un mystère identitaire. Mark est un homme, s’habille comme tel, ses proches comme les inconnus parlent de lui au masculin. Or, Mark est interprété par Alba Rohrwacher, excellente actrice androgyne italienne (et sœur de la réalisatrice Alice). Et pendant un long moment, ce décalage de genre n’est tout simplement jamais abordé. Comme s’il n’y avait que le spectateur, et non les personnages, pour y trouver quelque chose à redire. C’est de là que naît l’autre mystère du film, celui d’un scénario brillant qui ne prend jamais les virages attendus. Mark est un homme transsexuel, né dans un corps de femme. Une identité qu’il a laissée loin derrière lui, et qui revient aujourd’hui le hanter. Un tel sujet aurait suffi pour constituer la trame unique de plus d'un film classique ou paresseux, mais justement, Vierge sous serment n’est ni l’un ni l’autre.
Cette révélation sur Mark n’est d’ailleurs faite qu’à demi-mot, le mot transsexuel n’est jamais prononcé et le film évite soigneusement toute scène où le parcours du personnage serait clairement expliqué. « Comprendre les actes d’un personnage c’est un acte moral, et je ne demande ni aux acteurs ni au public de porter un jugement » nous confiait un jour Urszula Antoniak. Laura Bispuri, dont c’est ici le premier film, pourrait faire sienne sa devise. Son scénario ne refuse pas seulement la psychologie, il refuse également les explications trop simples. Les flashbacks, très finement amenés, ne sont pas clairement annoncés comme tels. De même, on ne nomme pas tout de suite la langue parlée par les protagonistes (l’albanais, et non l’italien)… A l’image de l’identité de Mark, Vierge sous serment ne se laisse pas facilement deviner par le spectateur. Le genre n’est même pas le sujet du film, qui traite tout autant de l’identité physique des corps (sportifs, cachés, exhibés), de l’identité géographique des immigrés ou de l’identité rurale des villages rythmés par des traditions d’un autre âge.
En évitant de mettre des mots dessus, Laura Bispuri fait paradoxalement preuve d’une manière très fine de traiter la question du genre. Mark ne souhaite pas « redevenir » une femme, son identité n’est pas un interrupteur avec deux positions uniques. Quand il croise des incarnations de la jeune fille moderne idéale, sous la forme de nageuses synchronisées piailleuses et ultra-maquillée, il les voit comme des extraterrestres. La découverte de sa sexualité (dans des scènes avec le toujours charismatique Lars Eidinger) conserve une stimulante ambiguïté. La question qui se pose pour Mark n’est pas d’être un homme ou une femme mais d’être une personne heureuse. Cet épanouissement recherché, il le trouve dans un non-choix. Si Mark se réconcilie en effet avec sa part de féminité, il le fait au-delà de la binarité du genre. Pour un premier film, Vierge sous serment a déjà des choses pas banales à dire, et il le fait avec classe.
Gregory Coutaut, Film de Culte