Paul s'en va
Paul s'en va se déroule dans un conservatoire d'art dramatique et a pour protagonistes dix-sept élèves-comédiens de cette école, ce qu'ils sont en réalité. Le film est divisé en quatre chapitres: 1) La disparition: Un professeur de l'école, ancien militant des années soixante-soixante-dix, a soudainement disparu. Certains élèves s'en inquiètent, d'autres sont indifférents, quelques-uns s'en réjouissent. 2) Les traces: Avant de partir, il a laissé à ses élèves toute une série de cartes à jouer, sous forme de textes à méditer ou de petites missions à accomplir. 3) Le monde: Parmi ces missions, certains devaient écrire une petite pochade, inspirée du «Père Ubu» d'Alfred Jarry. Ils ont choisi de la situer à la Maison Blanche, Washington D.C.. 4) La parole donnée: Ces jeunes comédiens seront dans leur vie et leur travail futur, les vecteurs d'une parole, celle des auteurs du passé et du présent. Ils vont donc la prendre, et la donner aux autres.
Alain Tanner n'a pas toujours été ce vieux loup de mer revenu de tout qui présente aujourd'hui son vingtième film, Paul s'en va. Son cinéma fut un étendard autant qu'une promesse : la jeunesse seventies s'est reconnue dans les héros, les amours, les rêves et les dérives de Charles mort ou vif (1968), Jonas qui aura 20 ans en l'an 2000 (1976), Messidor (1978), Dans la ville blanche (1983). Le nom de Tanner est devenu indissociable d'un moment de l'histoire du cinéma, ce «nouveau cinéma», d'un moment de l'histoire tout court, les années d'utopie.
Insaisissable. Comme Rocha, par ses films, a recréé le Brésil, Skolimowski la Pologne, Jancso la Hongrie, Bertolucci ou Bellocchio l'Italie, Fassbinder l'Allemagne et la Nouvelle vague la France, Tanner a inventé la Suisse. Sa Suisse, lasuisse, comme un non-lieu, une terre fatalement neutre qui prend tout à coup vie à travers ses histoires (des femmes, des mâles, des couples...), ses sorties hors d'elle-même, lasuisse comme pulsion irrépressible d'en partir. Tanner le voyageur, l'arpenteur d'Europe, et sa Suisse devient une utopie nécessaire.
Cet art s'est transmis, et le Paul du dernier film a beaucoup du Tanner éternel. Il est aussi insaisissable que le cinéaste. D'ailleurs, il a disparu : ce prof à l'école d'art dramatique de Genève, ancien héros des années 70, s'est retiré on ne sait où et passe le témoin à ses dix-sept apprentis comédiens. Il leur a laissé une série de cartes à jouer, sous forme de textes et de citations à lire. Dix-sept cas individuels, avec leurs propres histoires d'aujourd'hui, regroupés en un choeur de textes : Musil, Pessoa, Guyotat, Michon, Artaud, Césaire, Dostoïevski, Céline, Handke, Gabily... Les paroles de ceux qui ont refusé de rester là où on les attendait reviennent dans ce beau film qui expérimente avec les mots. Et quand les comédiens tentent de comprendre le monde, ils jouent Ubu Roi en affublant George W. Bush, le nouveau clown de la scène mondiale, du nez rouge de Jarry : Ubu à la Maison Blanche, Washington DC.
Revoir la Salamandre (1971), le deuxième film de Tanner, qui ressort, c'est refaire ce voyage dans le temps et l'espace. L'un et l'autre flottent pour mieux faire voir le visage de Bulle Ogier jouant Rosemonde, cette «Salamandre», jeune femme qui survit de petits boulots, vaguement ouvrière et surtout «non qualifiée». On la soupçonne d'avoir tenté de tuer son oncle, chez qui elle vivait. Un journaliste et un écrivain entament un scénario sur ce fait divers. Mais ils ne l'achèveront pas car le personnage leur échappe complètement : trop de vérité en elle, trop de vie, trop de mystère. C'est ce qu'ont vu à l'époque 200 000 spectateurs à Paris; le plus beau succès de Tanner, après un triomphe à Cannes, et c'est ce qu'on voit toujours. Comme si Bulle n'avait pas pris une ride.
Ecart. Tanner a repris la Salamandre dans Fourbi, en 1996. Même histoire à vingt-cinq ans d'intervalle, et, de nouveau, il alla à Cannes. Mais ce fut un échec : personne ne s'est alors rappelé que la Salamandre et Tanner furent si importants, décisifs. Cet écart dit bien le trou dans lequel est tombé Tanner : la Suisse est devenue son propre no man's land. D'ailleurs, il l'a dit : désormais, après Paul s'en va, il ne tournera plus.
Antoine De Baecque, Libération