Du 27 Octobre 2024 au 29 Octobre 2024

Val Abraham

de Manoel De Oliveira - Les Classiques

VAL ABRAHAM de Manoel De Oliveira (1993) - Les Classiques

Version restaurée 2K - Projections dimanche 27 octobre à 18H00 & mardi 29 octobre à 14H00 en salle Michel Simon !

Dans la région du Douro, Ema grandit avec son père dans une atmosphère de grande sensibilité poétique. Séduisante et innocente, elle développe un goût irrésistible pour les fictions romantiques mais ne trouve jamais de satisfaction avec les hommes. Devenue femme, elle épouse un médecin qu’elle n’aime pas, avec qui elle déménage dans la vallée d’Abraham. Menant une vie mondaine, Ema connaîtra trois amants dans une constante recherche de passion, de luxe et de défis.
Adaptation libre de Madame Bovary de Gustave Flaubert dans le Portugal de la seconde moitié du XXe siècle.

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Manoel de Oliveira est né en 1908 au sein de la bourgeoisie industrielle de Porto. Après avoir hésité entre une carrière d’acteur et celle de coureur automobile, il se tourne vers la réalisation. Son premier court-métrage, Douro faina fluvial (1931) est un documentaire muet sur des ouvriers travaillant sur les rives du fleuve qui traverse Porto. De Oliveira continue d’explorer sa ville dans un film pour enfants, Aniki Bobo, en 1942. Ses velléités artistiques sont néanmoins empêchées par la censure de la dictature de Salazar et la faiblesse de l’industrie cinématographique portugais. Son œuvre se déploie pleinement après la Révolution des Œillets de 1974 et de Oliveira est alors reconnu comme l’un des plus grands cinéastes de son pays. Il réalise entre 1969 et 1981 sa «tétralogie des amours frustrées» (Le Passé et le présentBenilde ou la Vierge-MèreAmour de perdition et Francisca), comme il l’a lui-même baptisée, qui affirme son style : un goût de la théâtralité, du sacré, de la longueur du plan et du dialogue. Cinéaste de la parole, il adapte de nombreux textes littéraires comme Le Soulier de satin (d’après Paul Claudel, 1985), Mon Cas (inspiré de José Régio et Samuel Beckett, 1986) ou encore Val Abraham (adaptation libre de Madame Bovary de Gustave Flaubert), probablement son chef-d’oeuvre, en 1993. Entouré de collaborateurs prestigieux (le producteur Paulo Branco, les comédiens John Malkovich, Catherine Deneuve, Michel Piccoli), De Oliveira réalise un à rythme effréné, un film chaque année entre 1988 et 2012. Proposant des formes plus variées et diversifiant son registre, il revisite à plusieurs reprises l’histoire de son pays (Non ou la Vaine Gloire de commander en 1990, Le Cinquième Empire en 2004), étudie les mœurs humaines (Le Couvent en 1995, Je rentre à la maison en 2001) jusqu’au fantastique (L'Étrange Affaire Angélica, 2010). Auteur à la longévité exceptionnelle, Manoel de Oliveira reçoit une Palme d’Or à Cannes pour l’ensemble de sa carrière en 2008. Il décède en 2015, à l’âge de 106 ans.

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"Dans une version plus longue que l’original et restaurée, ressortie de l’un des plus beaux films du maître portugais du cinéma. Attention, chef-d’œuvre !

Val Abraham est l’un des plus beaux films, premièrement du grand cinéaste portugais Manoel de Oliveira, et deuxièmement de la Terre.

Une chaîne de chefs-d’œuvre

Il a d’abord pour caractéristique d’être l’adaptation cinématographique d’une adaptation littéraire de Madame Bovary de Gustave Flaubert (lui-même l’un des plus grands romans de la Terre, bien sûr) : Oliveira (1908-2015) demande à son amie et scénariste Agustina Bessa-Luís (elle a notamment écrit l’un des autres sommets de l’oeuvre d’Oliveira, Francisca), grande écrivaine portugaise, d’écrire un roman qui serait une version contemporaine (nous sommes au début des années 1990) de Madame Bovary. Le roman sort, fait parler de lui, Oliveira l’adapte pour le filmer.

Bovary au Portugal

Emma Bovary devient Ema Cardeano et vit dans les années 1960 dans la grande bourgeoisie catholique et provinciale du Nord du Portugal, au bord du Douro, dans une vallée imaginaire qu’Oliveira a baptisée d’un nom évidemment biblique. Une voix off à l’ironie malicieuse nous conte son histoire.

Encore adolescente, Ema fait l’admiration de tous·tes par sa beauté, en même temps qu’elle choque (la beauté étant “un scandale dans un monde qui est laid”, disait Jean Cocteau) : bien que boitant légèrement (ou grâce à cela), elle dégage un je-ne-sais quoi d’érotique, de “convulsif” (aurait dit André Breton) qui convainc tous ceux et toutes celles qu’elle rencontre qu’elle va faire tourner la tête de tous les hommes. Ce qui advient.

Ema se rend très vite compte de la séduction qu’elle exerce sur les hommes et en joue d’abord : elle aime aller se poster au bout de la propriété de son père, le long d’une rambarde en pierres qui surplombe une route dans un virage, et provoquer des accidents de voiture (scène très drôle).

Seulement, Ema (interprétée par l’actrice fétiche d’Oliveira, la géniale, sublime et fascinante Leonor Silveira, avec son sourire ambigu), l’adolescence passée, est devenue une romantique. Dans une scène sublime, elle se prépare lentement à aller retrouver son mari dans sa chambre pour faire l’amour avec lui, et cette préparation a tout d’une messe, d’un rituel de passage. Car elle s’est mariée avec un homme plus âgé qu’elle, le docteur Carlos de Paiva (Miguel Cintra, autre acteur-fétiche d’Oliveira), rencontré par hasard dans un restaurant. Mais elle vite déçu par cet homme sans romantisme aucun.

Romantisme mortel

Bientôt, elle va prendre des amants (dont l’un est interprété par un homme au visage en lame de couteau, l’exquis Diogo Dória, autre acteur-fétiche, etc.). Sous le regard de Ritinha (Isabel Ruth), une domestique de son père, sourde, mais qui sait tout, comprend tout. Seulement, les hommes ne sont pas très romantiques, eux, ou très rarement. Ils parlent beaucoup, énormément de l’amour, marivaudent, dissertent sur le sexe, sont trop fidèles ou pas assez. Les dialogues d’Oliveira sont denses, poétiques, lourds de sens.

Il y a un de tout, dans ce film qui date d’il y a plus de trente ans : des réflexions sur la nature que les êtres humains détruisent, sur l’androgynie originelle des femmes et des hommes, sur la démocratie, etc. qui font qu’il n’a pas du tout vieillit. Enfin, de l’aveu même de Manoel de Oliveira, c’est, comme tous ses films, un film sur l’agonie – paradoxe exquis de la part d’un homme qui vécut plus de 106 ans.

Ema, comme dans le roman de Flaubert, meurt évidemment à la fin, mais d’une manière totalement différente – que je ne divulguerai pas – de celle que choisit Emma. 

Un chef-d’œuvre nécessaire

Son agonie réelle est plus courte que celle de madame Bovary, mais elle dure en réalité toute sa vie, en tout cas depuis le début du film, lorsque, adolescente, les adultes, femmes comme hommes, la regardent avec horreur et/ou concupiscence. La société la souille, abîme sa beauté, l’ennui de la province et de la bourgeoisie sans poésie, le désir des hommes la ternissent comme l’air ternit les couverts en argent. Le monde est trop dur pour ceux qui rêvent d’extases, d’épiphanies permanentes. 

Son amour des maisons, de la nature, se flétrit peu à peu alors qu’elle n’a même pas quarante ans.
Oliveira, avec un respect permanent pour son personnage principal (Aurait-il dit : “Ema Paiva, c’est moi” ?), ne tourne que des plans fixes. Son montage se cale sur les cinq “clairs de lune” classiques (de Fauré, Strauss, Schumann, Debussy et Beethoven) et célèbres qu’il a choisis. Quand la caméra bouge (rarement), c’est pour des travellings dont la rareté font le prix, impressionnent, comme dans cette scène, vers la fin, où Ema, portant capeline, avance en écartant les oranges pour marcher entre les arbres. Que va-t-il donc se passer pour que des rails de travelling aient été déplacés ? Sûrement quelque chose d’important…

Val Abraham, né à nouveau aujourd’hui dans une version plus longue d’un quart d’heure et restaurée, est un sommet de la culture européenne, tout simplement : intelligent, romanesque, à la fois érotique, drôle, lyrique et cruel, il offre aussi, par sa beauté intense et folle, un doux bain de consolation pour le cœur des spectateur·ices."
-Olivier Père, Les Inrocks