Miséricorde
CANNES 2024 = MISERICORDE d’Alain Guiraudie : Cet obscur objet du désir
- En sélection Cannes Première, le génial Alain Guiraudie reconduit ses fondamentaux dans un thriller aux airs de Théorème rural, perverti de l’intérieur par une donne insaisissable : le désir. Et invente des personnages qui détonnent dans le cinéma français.
Voir Miséricorde, c’est constater à quel point Alain Guiraudie est un essentiel du cinéma français. Non pas un très officiel « trésor national », plutôt un pirate capable de subvertir les imaginaires ; en l’occurrence une ruralité à peine visible aujourd’hui sur nos écrans télé, souvent dans des séries policières uniformes.
Guiraudie plante pourtant sa caméra au milieu de ce cadre, dans un hameau presque insupportable d’abandon social, d’ailleurs jamais regardé par le cinéma. Subsistent une mère et son fils, un ours buveur de pastis, un curé, tous perturbés par le retour d’un enfant prodigue. Il s’appelle Jérémie (Félix Kysyl, dont c’est le premier rôle d’envergure) et revient assister à des funérailles.
Si Guiraudie s’empare de ce canevas ringard et d’une certaine laideur afférente, il les court-circuite par des anomalies. L’arrivée de Jérémie dérange, littéralement ; elle bouscule l’ordre et l’assignation de ces récits-là. Soudain, le téléfilm déraille car le cinéaste y laisse pulluler une donne insaisissable : le désir. Mais un désir façon Guiraudie, nullement assujetti à la morale.
Celui de Jérémie dérange d’autant plus qu’il n’est pas normé, qu’il se projette sur l’inconcevable : les corps d’un père de famille défunt, d’un vieux chasseur hirsute sont chez lui objets de tentation. Le geste est radical et même bouleversant, car ces hommes et ces femmes s’animent alors sous nos yeux. On les regarde autrement, tout comme on regarde autrement ce décor-là ; il faut mentionner la cheffe opératrice Claire Mathon et ses vues oniriques de la forêt alentour. Guiraudie renoue peu à peu avec la veine mythologique de L’Inconnu du lac (2013), sa pure tragédie : qui dit désir déviant dit déni, dit déraillement mortel.
Mais de manière inédite, le fantasme n’est plus consommé explicitement ; il affleure et contamine jusqu’à l’obsession, finalement moins morbide que réjouissante. Au point de voir émerger une relation secrète entre Jérémie et le curé, lors d’une ultime échappée. Ce personnage solitaire, son désir et ses frustrations sont d’ailleurs le précieux cadeau du cinéaste, l’émouvant bouquet final d’un récit qui s’aventure dans des zones quasi inexplorées depuis Buñuel.
-David Ezan, Trois Couleurs